Exercices pratiques de philosophie

 

"Sans-cesse il faut replonger derrière la banalité (...) des jours, dans cette forme d'ébahissement et de stupeur (...) que suscite l'étrange présence du monde."Roger Pol Droit

Pour nous aider à retrouver l'ébahissement, deux livres nous proposent une série d' "expériences philosophiques".


 Par exemple :


  • Faire partout du théâtre : "Ainsi par exemple, ce matin vous n'allez pas à la boulangerie puis à la poste acheter successivement une baguette et des timbres. Vous commencez par jouer le client triomphant qui entre dans la boulangerie. Attention à la façon de pousser la porte (geste du bras, poussée assez vive, pas trop brusque) (...)
  • Prendre le métro sans aller quelque part : "Essayez. Tentez d'être effectivement "déplacé " dans les transports, en les prenant sans les utiliser (...)
  • Considérer l'humanité comme une erreur : Considérez que l'humanité est un ratage, un accident biologique. Elle s'est développée sans ordre, sur un caillou perdu, dans un coin infinitésimal. Elle disparaitra un jour à jamais, sans que nul en ait la mémoire (...)
  • Inviter des inconnus à dîner : (...) En fait, vous rencontrez toujours les mêmes têtes. Idéalement, vous soutenez que les êtres humains sont tous égaux, tous dignes d’intérêt (...) mais vous ne fréquentez que vos copains (...)
  • Confier ses courses à quelqu'un : Bien sûr, aucune consigne ! Surtout pas de liste ! Le moins possible d'indications... Tenez vous strictement à "faites comme pour vous".
  • Organiser un concours de surprises : Ça ne doit durer que quelques semaines (...) Forcément, quelqu'un va dire : "Si on sait qu'il va y avoir une surprise, ce n'est plus une surprise !" Objection rejetée. Au contraire, cela renforce la difficulté (...).

Ou encore :

  • Inventer les titres de l'actualité
  • Manifester seul
  • Essayer des vêtements
  • Compter jusqu'à mille
  • Courir dans un cimetière
  • Dire à une inconnue qu'elle est belle
  • Sourire à n'importe qui
  • Donner sans réfléchir
  • Changer au maximum ses horaires
  • Prendre un repas à l'envers
  • Faire un truc sale
  • Faire silence à plusieurs
  • Créer de fausses lois scientifiques
  • S'embrasser parce qu'on va mourir.

 

Alors, à votre imagination, prêts, expérimentez !

 

Pour le même genre d'exercices à destination des enfants, cliquez ici


Exemple d'une expérience en détail :

 

2 - Vider le sens d'un mot

Durée : 2 à 3 mn environ

Matériel : ce qu’on a sous la main

Effet : désymbolisant

 

 

"Ça peut être n'importe où, et sans heure particulière. Il suffit, cette fois encore, que vous soyez sûr de n'être pas entendu. Mieux vaut n'être pas gêné, en cours de route, par la crainte du ridicule. Parler seul n'est rien. Etre épié et moqué troublerait le résultat recherché.

Donc, simplement quelque lieu où personne ne vous entend. Prenez ce que vous vous avez sous la main, l'objet le plus courant, un crayon, une montre, un verre, ou même une pièce de votre vêtement, bouton ou ceinture, poche ou lacet. Peu importe. Il suffit d’une chose banale. Sa dénomination est habituelle, sa présence est familière. A cet objet correspond pour vous, depuis toujours, le même mot. Identique, naturel, normal.

Prenez donc en main cette petite chose sans malice, sans étrangeté, sans risque. Répétez son nom, à voix basse, en la regardant. Fixez, par exemple, le crayon qui est entre vos doigts en répétant : « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon ». Vous pouvez continuer encore. Ce ne devrait pas être long. En quelques instants, le mot familier se décolle, se racornit. Vous ressassez une suite de sons étranges. Série de bruits absurdes, insignifiants, qui ne dénomment rien, ne désignent aucune chose et demeurent insensés, fluides ou râpeux.

Sans doute avez-vous déjà joué ainsi, enfant. Tous ou presque avons éprouvé ainsi l'extrême fragilité du lien entre mots et choses. Dès qu'on le tord ou le tire, dès qu'on le distend, ce lien cesse d'être simple. Il se noue ou se brise. Le terme se dessèche, s'émiette. Coquille éparpillée d'inanité sonore.

Ce qui arrive à l'objet n'est pas moins étonnant. Il semble que sa matière devienne plus épaisse, plus dense, plus brute. La chose est là davantage et autrement, dans son étrangeté innommable, dès qu'elle tombe en dehors du fin filet des vocables habituels.

Ce vieux jeu dissociatif, il faut le répéter. Tenter d'observer la fuite même du sens, l'émergence rêche du réel hors des mots. Entrevoir l'écaille sous la prose. Redire plusieurs fois le même mot, pour la même chose, dissipe toute signification. N'est-ce pas merveilleux ? Effrayant ? Drôle ? Quelques instants suffisent pour fissurer cette fine pellicule où nous nous tenons en place, satisfaits de pouvoir dire le nom des choses."