La folie nous sauvera


« Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c'est la folie qui détient la vérité de la psychologie. »

Michel Foucault

Penser en suivant les rails ou dérailler ?


Parfois, on peut se demander si la folie ne serait pas la seule issue, le seul biais pour revenir à une pensée fraîche et renouvelée. Il ne s'agit pas ici de folie au sens de maladie mentale mais plutôt de perception dissonante des choses ou de réaction absurde et imprévisible (qui rompt la chaîne logique).

 

En effet, nous sommes sur des "rails". Nous pensons droit, nous suivons une certaine logique et empruntons les autoroutes de la pensée.

La folie, quant à elle, hors caste, peut passer à côté de l'itinéraire fléché, échapper à la mise en ordre du monde et au dressage des "méninges". En étant totalement hors sujet, incohérente, elle échappe ainsi à la procession de la "raison" et peut s'écouler ailleurs, détachée et autonome face au mystère.

 

« Le monde appelle fous ceux qui ne sont pas fous de la folie commune. »

Madame Roland

 

Mais revenons à nous ! Considérons-nous comme non fous et constatons cela :

  • Notre vision du monde est en adéquation avec les paradigmes et schèmes de notre temps.
  • Nos valeurs ont la même saveur que le bouillon de morale dans lequel on a mijoté depuis l'enfance.

Quant aux tracas qui nous semblent les plus personnels et qui vont de nos petits questionnements, nos complexes à nos réactions émotives, ils sont eux aussi terriblement standard...

C'est ce qu'exprime le témoignage de Carlos Castaneda :

 

"Parallèlement à mon inscription à l'université, je trouvais un travail comme assistant de recherche auprès d'un psychiatre. Il voulait analyser le contenu d'extraits d'une série de cassettes concernant une enquête auprès des jeunes sur leurs déboires dans la vie, leurs problèmes de surmenage scolaire, leurs déceptions amoureuses, et l'incompréhension qu'ils rencontraient dans leur famille... je m'absorbai complètement dans l'écoute de ces cassettes au point que j'allais en cachette au bureau en écouter non des extraits, mais des bandes entières. Ce qui me fascinait au-delà de toute mesure, c'était que j'avais l'impression de m'entendre parler dans chacune d'elles.

Quelques semaines plus tard, ma fascination se transforma en véritable horreur. Toutes les paroles prononcées, y compris les questions du psychiatre, étaient les miennes. Ce que disaient les gens venait du plus profond de mon être, et le dégoût que tout cela m'inspirait était pour moi une expérience nouvelle. Jamais je n'aurais imaginé me retrouver intégralement dans les propos que tenaient ces garçons et ces filles.

Mon sentiment d'individualité, enraciné en moi depuis ma naissance, s'effondra misérablement sous l'impact de cette découverte colossale."

Castaneda, le voyage définitif, cité par TJ

 

C'est à dire que ce qui nous semble le plus intime et le plus constitutif de nous-même, pour lequel nous serions prêt à donner notre énergie voire sacrifier notre vie, ne nous appartient finalement pas. Nous le réceptionnons. Cela nous traverse. "Nous ne pensons pas, c'est la pensée qui pense en nous".

La pensée : un piège ?

Notre pensée provoque souvent une émotion. Elle nous fait "réagir" car, pour la plupart d'entre nous, elle est régulièrement centrée sur ce qui nous concerne.

Nous sommes en effet plus souvent occupés à nous interroger sur ce que les autres pensent de nous qu'à tenter de comprendre pourquoi les arbres et les rivières ont la même forme (et là encore, le risque est grand de glisser vers la question : quelle reconnaissance vais-je obtenir pour mon étude comparative des arbres et rivières ?).

 

Certains mythes chamaniques, que l'on trouve décrits dans l’œuvre de Carlos Castaneda, affirment même que l'ordre du monde et notre constitution d'humain axée autour du mental et de l'ego ont été pensés exprès pour nous faire "réagir" sans-cesse et nous faire dépenser de l'énergie inutilement. Selon ces croyances, des prédateurs, les "flyers", entités plus évoluées, se chargent ensuite de prélever l'énergie générée, s'en nourrissant.

 

Cette théorie, à la Matrix, donne à envisager la pensée humaine comme une prison, un piège tissé par le "prédateur". Elle insinue que chaque fois que nous sommes soumis à des affects humains qui occupent notre cerveau et nous tordent le ventre comme la jalousie, les complexes, l'inquiétude, la vanité etc… c'est comme si le "prédateur" projetait un "film" dans nos caboches récupérant ensuite nos "décharges".

 

"Nous sommes prisonniers d'êtres venus des confins de l'univers, qui nous utilisent comme nous utilisons des poulets.(…) Elles se sont spécialisées à traire les humains (…) Ne t'es-tu jamais questionné sur les hauts et bas émotionnels énergétiques des gens ? C'est le prédateur qui vient périodiquement prélever son quota de conscience. (…) sur le plan cosmique l'énergie est la devise la plus forte, nous la recherchons tous et les humains sont une race vitale, riche en aliments."

Carlos Castaneda, Passes magiques

 

Ainsi, d'après Castaneda, certains chamans peuvent vaincre ce parasitage à condition d'avoir su "retrouver la spontanéité d'action dégagée du pervertissement vaniteux" (TJ).

Cela rejoint la prescription de la Bhagavad Gita d'agir selon son devoir en "renonçant aux fruits de l'acte", c'est à dire revenir à l'action pure et accomplir ce qu'il y a à faire sans questionnements et sans en tirer gloire ou repentir. Agir juste parce que l'on doit actionner son playmobil, avec discipline, tout en se détachant de ce qui a été fait et du résultat, dès que cela est fini.

 

Sans être obligé d'adhérer à ce mythe présenté par Castaneda, il est intéressant de l'étudier car il propose une nouvelle appréhension de la pensée humaine.

 

Au lieu de considérer globalement la pensée comme ce qui nous élève au-dessus des animaux, elle met en lumière un type de pensée parasitaire qui dilapide notre énergie, nous fait tourner en rond et ne peut réclamer aucune parenté avec l'intelligence.

Si la pensée est une embuscade interne, il faut se méfier, prendre du recul et cesser de réagir à tout va (ce que préconisent nombre de sagesses), se désengager, ne plus se contracter lorsqu'on nous injurie, ne pas ruminer après une déconvenue, ne pas rester bloqué par fierté sur une bonne idée que l'on vient d'avoir, empêchant le flux de pensées de continuer à s'écouler.

 

"Recevoir une pierre sur la tête, c'est un mal qui existe ; la honte, l'infamie, l'opprobre, l'insulte, ne sont des maux qu'autant qu'on les sent. Il n'y a point de mal quand on ne sent rien."

Éloge de la folie, Érasme,


La folie peut, dans ce cas, être vue comme une esquive, un court-circuit, empêchant le piège de se mettre en place (encore une fois la "folie" comme pensée absurde car des troubles mentaux comme les troubles obsessionnels jettent au contraire en plein dans ces vampirisations).

Notre raison fera le lit la folie

 

Si l'on est normal, sain, typique, il est attendu que l'on adopte certaines convictions et qu'elles  soient correctement architecturées.

Exemple de ce que l'on doit penser : "il y a énormément d'humains. Parmi eux, certains sont très importants pour moi : ceux de ma famille. Je leur suis profondément attaché. Si j'entends que quelqu'un d'inconnu est mort cela me touche peu mais s'il s'agit de ma famille c'est tout autre chose. L'ordre de ma vie est de vivre une existence d'amour avec mes proches, en paix, et en construisant chaque jour".

Cela semble tout ce qu'il y a de plus humain et sain.

 

Pourtant, dans ce monde, le pire est possible, il fait partie des éventualités. Celui qui voit sa famille se faire tuer, sa mère ou sa femme se faire violer devant lui, son enfant se faire décapiter et les assassins jouer avec la tête... Comment réagira-t-il?

Comment réagira-t-il lorsque ce qu'il y a de plus sacré et d'important pour lui sera bafoué?

Ne peut-on pas penser que l'onde de choc qu'il recevra, la capacité de nuisance de cet évènement résidera non seulement dans les faits mais également dans l’échafaudage rigide et intouchable de ses valeurs et attachements ?

 

Dans ce cas "la folie" ou en tout cas la souffrance psychique viendra suite au traumatisme, à la négation des valeurs les plus essentielles. Pourquoi ne pas travailler à instaurer avant cela une "folie" préparatoire (soupape de sécurité) qui serait une zone de pensée que l'on maintient souple, malléable, qui n'a pas de valeur prédominante et qui est prête à ré-assembler le monde différemment pour donner un sens nouveau à tout.

Dans ce cas, il deviendrait possible de redonner un sens ou du moins de rendre vivable un monde où la famille n'est plus là, où les corps des proches ont été tranchés comme à la boucherie.

 

« C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous. »

Érasme

 

Être capable, dans une sorte de "folie", de faire basculer son système de valeur, de sortir des binarités, de faire une place au sale, de dissoudre la frontière entre joli et horrible.

 

D'une certaine façon le film la vie est belle, qui avait de quoi faire polémique, illustrait très bien cette adaptation. Le père parvenait, à partir de la réalité extérieure, à transformer la perception intérieure, l'interprétation des faits pour rendre le vécu supportable.

Au contraire, dans Apocalypse now, un homme civilisé et sensible devenait "fou" et cruel après avoir eu sa sensibilité heurtée. Il adoptait alors une nouvelle vision du monde où le sang n'avait plus rien de triste, sous peine d'être sans-cesse ulcéré.

 

Liberté, liberté chérie

 

Une préconisation à la mode est de : "débrancher le mental". Pourtant, le mental n'est peut-être pas mauvais en soi. Ce qui est perturbant, c'est lorsqu'il limite et enferme.

Mais, bien utilisé, il semble qu'il puisse être aussi un exhausteur de goût. Pour cela, il doit pouvoir se renouveler, évoluer. Et c'est seulement lorsque l'écoulement ne se fera plus, lorsqu'il y aura un bouchon (ruminations, traquas, obsession, routine) que tristesse et dégénérescence s'installeront.

 

Les folies tristes ne sont-elles pas finalement celles où le mental est enfermé, avec ses petites marottes, tournant en rond, sans échappatoire?

Alors que la folie inspirante serait ouverte tous azimuts, prête à réceptionner ce qui passe même si cela est incompréhensible ou n'est pas opportun.

 

La folie pourrait alors être vue comme l'attachement à une idée fixe.

 

"Il suivait son idée, c'était une idée fixe et il était surpris de ne pas avancer."

Jacques Prévert

 

Folie que l'on retrouverait alors banalement chez l'homme ambitieux, le tyran, la femme assise dans ses certitudes ou dans le robot dont la liberté illusoire fonctionne à circuit fermé.

 

La raison, au contraire, serait alors ce qui "marche" (marcher au sens d'avancer avec ses pieds), une intention, une curiosité en action, qui ne se pose jamais trop lourdement et définitivement sur un cadre ou une réponse. Un esprit souple qui peut s'aventurer loin tout en se tenant. Une conscience qui peut tirer sur l'élastique sans le rompre ou le morceler.

 

« L'homme absurde est celui qui ne change jamais. »

Georges Clemenceau